La voix de Maria Callas s'était majestueusement imposée dans le petit appartement. Les vitres en tremblaient presque. Mais rien n'aurait pu perturber l'état de transe dans lequel se trouvait Anabela. La musique ayant ce miraculeux effet sur l'esprit, semblable à un ensorcellement. Et La Wally retranchait la jeune femme dans un cocon de bonheur à l'état pur. Petite fille, elle s'était imaginée sur scène, cantatrice. Pas aussi enchanteresse que son idôle, mais presque. Ses copines rêvaient de devenir actrice, ou chanteuse de pop, mais sa vocation à elle, c'était l'opéra. Ainsi que les caméléons.
Anabela gribouillait dans son journal intime. Quelques mots sans importance, parfois même démunis de sens. Le stylo à la main, elle imaginait. Ou plutôt, l'américaine repensait à la tournure de sa vie. A ce jour où, tandis qu'elle piétinait la grande place du haut de ses dix-sept ans, un homme l'avait abordé. Un agent spécialisé dans le mannequinat. C'était très loin du monde de l'opéra et pourtant, elle s'était jetée sur l'occasion, les deux sabots dans le plat. Tout droit sortie de sa 'campagne', la brunette se démarqua à l'aide de sa constante bonne humeur et de ses yeux sombres. Une carrière qui fit un bond et, pendant plusieurs mois, ses plus terribles rivales étaient confrontées à son image dans les magazines de mode. Nana Toledo par çi, Nana Toledo par là. La Toledo qui embrasse goulument son petit ami dans une piscine privée. Petit scandale amusant quand elle fut prise en flagrant délit d'exhibisionnisme. Et puis elle avait été vu avec cet acteur hollywoodien, au volant de sa mustang. Après ça, Gaspard ne lui avait plus jamais fait confiance. La fin de leur idylle. Et il y eu ce jour ou son agent lui annonça d'un ton froid : « Nana, si tu ne perds pas les cinq kilos que tu as pris ces dernier mois, s'en est fini de toi. Et de nous.
— Comment ça, de nous ?
— Je romps notre contrat, Toledo. »
Anabela en était restée médusée et ses doigts avaient lâché le petit pot de yaourt nature. La première tâche du parquet flambant neuf qui recouvrait le sol de son appartement.
La mine du stylo déchira une partie de la feuille sur laquelle la jeune américaine dessinait frénétiquement. Un son étrange, douloureux pourtant loin d'être désagréable. la musique s'arrêta au même instant, plongeant la brunette dans une soudaine létargie. songes sans images. Anabela avait été abandonné par son agent et Gaspard s'apprêtait sans doute à la quitter. Malgré la négation de ce dernier et le soutien de leurs proches, elle le sentait.

*

« Anabelle, on ne peut plus continuer comme ça. »
Les mots furent fatidiques. Elle avait imaginé la scène de leur rupture des dizaines de fois et pourtant, jamais elle n'aurait pu deviner les mots qui s'échapperaient de la bouche de son compagnon. Il semblait exténué, les épaules voûtées et le regard vide. Pourtant, le jeune homme avait longtemps nié son intention. « Pourquoi maintenant? » murmura la jeune américaine, les lèvres tirées en un rictus ironique. Cette question sembla achevé son interlocuteur, qui s'affaissa sur le canapé dans un long soupir. Visiblement, Gaspard était gêné. Mais un poids semblait s'être subitement retiré. De longues explications, sournoises et dépourvue de compassion. Il souffrait de leur relation. Lui reprochait d'avoir un train de vie décadant, d'être trop délurée ou, en d'autres termes, d'attirer trop le regard des gens sur sa personne. Oui, Anabela aimait rencontrer des gens, et c'était bien mieux quand ceux-çi lui étaient parfaitement inconnus. Pendant longtemps, ils s'étaient gentiment disputés à cause de la gestion de leurs amis respectifs. Nana n'en avait pas vraiment, hormis trois amies qui s'entre-aidèrent pour surmonter le lycée, dure épreuve. Elle devait bien avouer que son rapport avec les hommes était loin d'être sain, bien sûr. Qui se serait camouflée derrière un épais blouson pour ne pas attirer leurs regards ? Seulement les plus timides !
La jeune américaine aimait flirter, embrasser, tripoter, mais elle n'avait jamais dépassé les limites imposées par un couple conventionnel. Et puis, elle aimait ça, le petit règlement de son duo. Mais la frivolité d'Anabela, aussi légère soit-elle, déplaisait à son amant. Au point de le rendre malade de jalousie. « On arrête maintenant, ou bien tu m'épouse et tu arrêtes tes folies. Je pourrais subvenir à tes besoins » conclu son ami dans un dernier ultimatum. La brunette hésita, contre toute attente. Après tout, ne l'aimait-elle pas ? Alors pourquoi son coeur se contractait douloureusement quand elle matérialisait une bague autour de son doigt ? Trop jeune, trop de responsabilités, trop de lui.
Trois mois depuis qu'elle avait réalisé sa dernière séance photo, et son contrat ne serait pas renouvellé... Sa seule envie à présent était de s'amuser, passer à autre chose, rencontrer de nouvelles têtes. Enfin, s'ouvrir à une nouvelle vie. Le petit café du coin de la rue lui faisait tellement envie. Son propriétaire avait même promis qu'une place de serveuse serait libéré cet été. Une serveuse mariée ? Rien de très attrayant... Elle cherchait son tremplin, ce que le jeune américain n'était pas près à attendre.
« Alors, c'est terminé... » ajouta Gaspard sur un ton de regret qu'il n'arrivait pas à cacher.

*

Le soleil tardait à se lever et seule la couleur du ciel annonçait sa venue. L'horizon était marqué d'un mince filet rosé.
Rares étaient les voitures qui parcouraient la route à cette heure, bloquée entre la nuit et le jour. Anabela se tenait debout, devant la barrière de sécurité qui ornait le petit pont. Alors qu'elle s'apprétait à s'élancer dans le vide, son regard avait été attiré par cet éclat de couleur. Timide et pourtant si chaleureux. La journée allait être magnifique.
Ses yeux s'emplirent de grosses larmes qui glissèrent aussitôt le long de ses joues. Petits ruisseaux issus de la fonte d'une neige que l'on pensait éternelle. Secouée par un sanglot, elle failli lacher prise. Le dernier lien avec sa vie précédente. Anabela admira le ciel sans nuage, le paysage aride et la route qui voit son goudron s'effriter, impuissante. Comment avait-elle trouvé ce pont, au milieu de nulle part ? Il semblait avoir été érigé dans l'unique but d'accueillir les personnes égarées. A la recherche d'un passage qui puisse les guider. Vers une étreinte, sans paroles.
Les premiers rayons apparurent enfin, tout au bout de la route. L'attraction céleste, entravée par la gravité. Dangereuse gravité.
Un vent venu du nord souffla dans le dos de la jeune femme, la poussant un peu vers le vide. Cette route n'était vraiment pas chaleureuse, alors que l'horizon... C'était là-bas qu'elle souhaitait se rendre. Là-bas que l'attendait son étreinte de lumière. « C'est vraiment magnifique... » souffla-t-elle.
Une nouvelle brise lui caressa les épaules et fit voleter ses cheveux tel un long voile brun. Anabela crut entendre un murmure, un mot tendre. Alors, elle se retourna brusquement, les yeux à demi aveuglés par ses larmes. De ce coté, la vue était tout aussi impressionnante. Albuquerque s'élevait devant les monts Sandia donc les flancs tout pelés évoquaient un climat sec. Du haut de ses rares immeubles, la ville s'étandait sur l'un des plateaux les plus hauts des Etats-Unis. Anabela déglutit lentement. Il lui avait fallu une stupidité sans égal pour passer à coté d'un tel spectacle. Elle qui se vantait d'aimer la nature et sa ville natale, la jeune fille n'avait jamais pris le temps de l'admirer dans sa globalité. Bien sûr, elle adorait le petit café du coin de sa rue, le parc ou elle avait pour la première fois embrassé gaspard -quelle éffrontée!-, la résidence ou elle cohabitait avec une mère au foyer débordée, les sourires de ses trois meilleures copines et puis les intrépides baignades dans le Rio Grande. Après tout ce temps loin de ses racines, elle avait fini par occulter tous les moments de bonheur qui s'étaient déroulés dans cette ville, qu'elle percevrait toujours avec les yeux d'une enfant.
D'un mouvement maladroit, Anabela enjamba la barrière et traversa le pont, les jambes tremblantes. Puis, elle se laissa glissa de l'autre coté, les pomettes rougies par un mélange d'émotions difficile à cernées. peine, regret, joie, honte... comme elle se sentait inconsolable !
Et puis, la musique d'un auto-radio lui parvint. elle ouvrit les yeux, tête basse, et vit une paire de chaussures en piteux état. finalement, quelqu'un s'était arrêté.

Gemma.
Bienvenue. (:

Bienvenue et bonne chance pour ta fiche.

GEMMA .