«
Laisse-moi faire, tu veux bien. » La jeune femme qui lui servait de meilleure amie depuis qu'ils étaient haut comme trois pommes l'avait poussé sur le canapé de son salon et s'était assise sur ses genoux, sa main sur son épaule pour le maintenir immobile. Ce qui n'était pas une tâche facile. «
Il t'a pas raté. » Elle était consternée devant l'état de son coquard, et il fallait avouer qu'elle avait de quoi. Jayce n'avait pas encore eu l'occasion de se croiser dans un miroir, mais le contact de la poche de glace avec son œil pouvait largement lui faire deviner. Il restait silencieux tandis qu'elle s'occupait de lui. Il savait pertinemment qu'elle allait lui passer un savon. Ce à quoi il lui répondrait un très mature « T'es pas ma mère. » Le deuil de sa petite-amie avait entrainé une succession de différentes réactions sur son comportement. Dans un premier temps, il s'était senti anéanti. Comme si sa vie et ses émotions s'étaient soudainement mises en pause. Il avait passé des jours chez lui, seul -il ne laissait entrer personne-, à regarder d'un air absent tous les programmes possibles et imaginables qui passaient à la télévision. Après des semaines à vivre comme une épave, il avait totalement changé d'attitude et avait décidé de se reprendre en main. Il sortait, buvait beaucoup -trop-, riait. Il était heureux, en apparence. Il se noyait dans le bruit assourdissant, la fumée, l'alcool... C'était comme une seconde crise d'adolescence, une espèce de rébellion contre le monde entier. Tout ce qu'il avait pu gagner en maturité ces dernières années étaient retombées à zéro. Ce qui l'avait conduit ce soir là à s'immiscer à une altercation dont il ne connaissait même pas les protagonistes. D'où le coquard. «
Il s'est passé quoi exactement? » Un long soupir de la part du jeune homme se fit entendre. «
Rien. Un petit accrochage, rien de plus. » Elle amena sa main à lui vers la poche de glace pour qu'il puisse la tenir lui-même. Il n'en fallait pas plus pour comprendre qu'elle était agacé. «
Quoi? » Alors qu'elle allait se lever, il la rattrapa vers lui. S'il devait y avoir une quelconque confrontation, il préférait l'avoir en face de lui. «
Ça te ressemble pas. Tu te bats maintenant, sérieusement? » Jayce n'avait jamais été un ange, mais il ne s'était jamais fourré dans autant de conneries que récemment. «
Je sais pas ce que tu cherches à te prouver ou à prouver aux autres, mais c'est pas toi, Jayce. » Il soupira à nouveau et cette fois la laissa partir quand elle chercha à se desserrer de son étreinte. Elle ne pouvait pas comprendre. Lui non plus n'aurait pas pu imaginer à quoi ça ressemblerait. Le vide qu'elle laisserait. Ils étaient loin d'être le couple parfait. Lui, l'ancien inconstant, l'infidèle par excellence s'était trouvé une petite-amie sérieuse. Ça en avait fait marrer plus d'un. Mais quelque part, elle l'apaisait, le calmait, elle avait ce truc en plus qui le faisait revenir sur terre. Un peu comme ce qu'il trouvait en sa meilleure amie. Meilleure amie qui était d'ailleurs en train de rassembler ses affaires, visiblement irritée par l'attitude silencieuse du garçon. «
Où tu vas? » En voulant se retourner vers elle, il appuya accidentellement plus fort sur son œil, lâchant à l'occasion un juron. «
Je rentre. » C'était toujours pareil. Soit c'était elle qui partait, exaspérée, soit c'était lui qui la foutait dehors. Leur amitié n'avait jamais été aussi chaotique que depuis la mort de la petite amie de Jayce et pourtant, ils revenaient toujours l'un vers l'autre.
Appuyé sur un pan de mur, Jayce faisait virevolter l’alcool au fond de son verre sans vraiment prêter attention aux alentours. Pour la énième fois, il s’était rendu à une des pas si nombreuses soirées d'Albuquerque. Soirée à laquelle il n’avait probablement jamais été invité et dont il ne connaissait même pas le propriétaire des lieux. Souhaitant repérer quelques têtes qui pourraient lui sembler familière, il avait posé son regard sur elle. Il manqua d’avaler de travers sa gorgée au premier coup d’œil. La ressemblance était frappante entre la brunette au regard malicieux et sa défunte petite-amie. Il n’avait pas pu s’empêcher de la dévisager pendant un long moment, ses yeux ne pouvant simplement pas se détacher d’elle. Et puis, à ce moment de la soirée, il était quasiment certain que son taux d’alcoolémie dépassait le seuil habituel. C’était le moment qu’elle avait choisi pour venir l’interrompre dans ses illusions chimériques. «
Pas que ça me dérange, mais ta manière de me dévisager, je trouve ça flippant. » Son accent étranger ne laissait pas de doute sur ses origines plus ou moins lointaines. Ça devait surement expliquer pourquoi il ne l’avait jamais croisé ici. Il mit un certain temps à assimiler ses mots, et au fait de voir son visage presque familier de si près. «
Désolé. Tu m’rappelles quelqu’un. » Sa vague réponse provoqua un rire incontrôlée de la part de la jeune fille. «
On t’a jamais dit que cette technique de drague était dépassée ? Va falloir trouver mieux si…» Elle lui avait pris son verre des mains, l’avait fini devant lui et s’était éclipsée comme elle était apparue. Les jours suivants, il avait employé tous les moyens pour la retrouver. C’était stupide. Il ne savait pas vraiment le but qu’il poursuivait en la traquant. Elle n’allait pas pouvoir la faire revivre, et elle n’était certainement pas la même personne. Certes, elle lui ressemblait, mais le peu qu’elle lui avait fait entrevoir de son caractère était tout l’inverse de celle qu’il avait aimé. Cette fille dont il ne connaissait même pas le prénom était extravertie, presqu’exubérante, elle avait l’air directe, spontanée. C’était le genre de personne qui dit tout haut tout ce qui lui passe par la tête sans penser aux conséquences. Il ne l’avait pas recroisé jusqu’à ce qu’il la trouve dans le seul endroit où il n’avait jamais pensé la voir. Le cimetière. Plus exactement à l’entrée de celui-ci. C’était sûrement un blocage idiot mais il ne pouvait pas entrer à l’intérieur. Il était assis près du grillage en fer lorsque la jeune femme réapparu. Cette fois plus posé, et surtout beaucoup moins saoul, il avait pu apprendre son prénom. Et a peine eut-il engager la conversation, elle l’avait coupé son élan par un «
Tu veux pas qu’on aille ailleurs, cet endroit me fout les jetons. » Il n’avait jamais su pourquoi elle était là, qui elle allait ‘voir’. En réalité, il n’avait jamais posé la question de peur qu’elle ne la lui retourne. Il ne saurait exactement poser un mot sur leur relation. Leurs rencontres sont aléatoires, et ils n’ont pas fixé de règles. Ils ont couché ensemble. Plusieurs fois. Ils se cherchent, poussent les limites de l’un et de l’autre, s’envoyent balader. Ils ne se revoient parfois pas pendant des semaines et reviennent l’un vers l’autre. Le fait qu’elle ait toujours un sourire aux lèvres et pas un brin de compassion pour lui est une vraie bouffée d’oxygène, et il n'en demande pas plus.
Et la famille dans tout ça? Il y avait bien eu un avant et jusqu'à ses seize ans, il n'avait pas été plus original que n'importe quelle autre histoire. Son enfance est à quelque chose près celle du voisin d'à côté, l'argent en plus. Son père était un des avocats les plus influents de la ville et à défaut de sa présence pour Jayce, il lui avait permis, matériellement, de ne jamais manquer de rien. L'homme avait toujours placé beaucoup trop d'espoir en son unique fils, il lui prédisait une grande carrière à son image. Le problème était qu'ils n'avaient rien en commun. Très rapidement, il perdait l'intérêt qu'il avait pu avoir un jour en Jayce. De son côté, le jeune garçon investiguait, fouillait dans les vieux dossiers de son père. C'était sa manière à lui de se rapprocher, d'en savoir plus. L'homme était très évasif sur sa vie en dehors de la résidence familiale, et elle lui prenait pourtant beaucoup de temps. Ses recherches avaient porté ses fruits, la veille de ses seize ans. Il avait découvert qu'à quelques kilomètres de là, il avait une sœur. Et d'après les photos datées, elle devait avoir le même âge que lui. Le connaissait-elle? Il n'y croyait pas vraiment. Les photographies étaient prises de loin et sur aucune d'entre elles, son père n'apparaissait à ses côtés. Jayce avait profité de la première occasion pour aller à la rencontre de la jeune blonde, dont la ressemblance n'était pas moindre. Son approche avait été maladroite, directe. «
Je sais ce que je vais te dire va te sembler dingue. Mais voilà il y a quelques mois j’ai découvert que mon père avait eu une relation avec une femme. Il y a seize ans maintenant. » Il n'en fallut pas plus pour qu'il lise dans les yeux de la jeune fille, Birdy, comme si toutes les pièces du puzzle se rassemblaient en quelques secondes. Chacun apportait à l'autre l'explication de la pièce manquante qui avait marqué leur enfance. Depuis cette fameuse journée, ils ont peu à peu appris à se connaître, à s'apprivoiser. Jayce n'est pas du genre à s'ouvrir facilement et pourtant, il y avait une sorte de fusion naturelle. Les gênes communs, peut-être. Ils sont aujourd'hui toujours aussi proches, sinon plus. Malgré leurs années de retard à rattraper, ils ont vécus ensemble les épreuves difficiles de la vie de l'un et de l'autre. A l'image de réels frère et sœur, ils se chamaillent sans arrêt mais sont toujours présents l'un pour l'autre.